Nature et santé mentale au cinéma

Ce que Kya, Cheryl, Christopher et Hushpuppy nous apprennent

Là où chantent les écrevisses ©Sony Pictures Entertainment

Là où chantent les écrevisses ©Sony Pictures Entertainment

Il y a une paire d’années, j’ai lu Là où chantent les écrevissesde l’écrivaine américaine Delia Owens. Publié en 2019 et adapté en film par la réalisatrice Olivia Newman en 2022, ce roman m’a saisie dès la première page et m’a tenue en haleine pendant les 480 suivantes. Si le film, malgré ses jolies images et le grand talent de l’actrice Daisy Edgar-Jones, n’est vraiment pas dingue, je suis certaine que je ne me remettrai jamais de la perfection du roman. C’est un tour de force qui combine une écriture sublime, un suspens captivant, une protagoniste ultra attachante et une fine exploration de tout le bien que nous procurent les grands espaces. 

L’auteure nous transporte à la fin des années 60 en Caroline du Nord. On y suit l’histoire de Kya, abandonnée enfant par sa famille et rejetée par la communauté de la ville la plus proche. Isolée dans les marais, Kya trouve dans cet environnement sauvage non seulement un refuge mais aussi une source inestimable de force et de réconfort. Et nous, on se croirait là, à observer chaque plante, chaque oiseau, chaque moindre insecte aux côtés de notre héroïne. La nature, décrite donc avec une folle magnificence, devient un personnage à part entière, un écho de tout ce que ressent Kya et un espace crucial pour son développement personnel. 

De façon plus universelle, cela nous rappelle que la nature joue des rôles multiples et complexes dans la vie des individus. Elle possède, selon le chercheur en neuroscience Michel Le Van Quyen, des effets anti-inflammatoires naturels et influence le bien-être mental en réduisant le stress et en favorisant la régénération des fonctions cérébrales. Elle peut certes être un lieu de confrontation et de danger, mais elle est également être un écho de nos propres combats intérieurs et une réelle source d’inspiration.

La nature, un refuge et une source de guérison

Là où chantent les écrevisses © Sony Pictures Entertainment

Sa mère, puis ses frères et sœurs fuyant chacun.e leur tour la maison, Kya est laissée seule avec un père violent, qui finit aussi par s’en aller. Obligée de se débrouiller seule, notre héroïne écope du surnom de “fille du marais”, car c’est précisément là qu’elle évolue.

Dans ce cadre, elle trouve un abri physique et émotionnel, loin des jugements et des préjugés. Plus que ses seuls compagnons, les bruits des marais, les chants des oiseaux et les animaux deviennent sa nouvelle famille, qui lui offrent réconfort, compagnie et remplit tout le vide affectif cumulé. Elle trouve à chaque étape de sa vie la paix et une forme d’appartenance que le monde humain persiste à lui refuser. Connaissant chaque recoin, elle peut s’y cacher lorsqu’elle est menacée et traiter ses traumatismes passés, comprendre ses émotions et évoluer en tant que personne.

Les marais lui offrent également un espace pour la réflexion intérieure. Cet isolement forcé lui permet de faire le point sur sa vie, ses expériences et ses aspirations. Il lui permet de vivre de manière autonome, d’adopter des techniques de survie, mais aussi de vraiment connaître et contrôler son environnement. Kya devient une pêcheuse experte, utilisant des techniques qu’elle perfectionne au fil des années. Ingénieuse et adaptable, elle fabrique en effet ses propres pièges et filets afin d’obtenir les ressources nécessaires pour sa survie, comme la nourriture (poissons, coquillages, plantes comestibles) et divers matériaux pour construire des abris. Les marais deviennent ainsi une sorte d’extension d'elle-même. Sa capacité à comprendre et à apprécier les marais lui permet de se sentir enracinée. La faune et la flore qui les composent sont les sujets des livres qu’elle écrira une fois adulte, pour lesquels elle recevra une forme de reconnaissance.

Wild © Fox Searchlight Pictures

Bien que les décors soient très différents, les marais étant remplacés par le Pacific Crest Trail, Cheryl vit dans le film Wild quelque chose d’assez similaire. Adapté des mémoires de Cheryl Strayed, le film met en scène Reese Witherspoon dans le rôle-titre. Sans grande expérience ni préparation, son personnage se donne pour objectif de parcourir 1 700 des 4 240 kilomètres du sentier de l'ouest des États-Unis, qui longe une série de chaînes de montagnes du désert de Mojave jusqu'à l'État de Washington. Cette mission est pour elle comme une sorte de cheminement pour se reconstruire après une période de grande détresse émotionnelle. 

Après la mort de sa mère, avec qui elle avait une relation très fusionnelle, Cheryl est submergée par un chagrin qui la pousse vers une grosse crise existentielle. Cherchant à fuir temporairement sa douleur, elle s’enfonce dans une spirale de comportements autodestructeurs, en consommant de l'héroïne et en ayant plusieurs liaisons extraconjugales. Quittée par Paul, son mari, et travaillant comme serveuse à Minneapolis, elle décide de dépenser toutes ses économies pour acheter du matériel de plein air bon marché et se lance seule à la conquête du sentier. Absolument pas née aventurière, elle fait des erreurs et doute, ce qui la rend profondément attachante.

Loin de ses problèmes personnels et de la société, elle peut échapper aux influences et aux attentes des autres. Ce voyage l’aide alors à gérer son deuil et à se confronter à elle-même et à surmonter de nombreux défis physiques et émotionnels. En plus de repousser ses limites et de surmonter des obstacles imprévisibles, elle est forcée de faire face à de nouvelles peurs et blessures. 

On la voit ainsi dans la toute première image de Wild assise au bord d'une falaise, les pieds dans un sale état, s'arracher un ongle d'orteil. À ce moment-là, elle est sur le sentier depuis quelques semaines avec des chaussures de marche pas ajustées et un sac bien trop chargé. Dans la foulée, l'une de ces chaussures tombe de la falaise, ce qui la pousse, avec moults jurons, à jeter la seconde dans le vide.

Plus le film avance, plus on réalise que la difficulté physique de la randonnée est une métaphore des épreuves émotionnelles qu’elle traverse et que le fait de marcher tous les jours pendant des mois devient une forme de thérapie. Chaque étape du sentier représente un passage vers une version plus forte et plus badass d'elle-même. Seule la majorité du temps avec ses pensées, elle est forcée de faire face à ses propres regrets et blessures. Les paysages grandioses et parfois impitoyables agissent comme un miroir, reflétant ses luttes avec elle-même et l’aidant à trouver des réponses. Elle obtient une forme de guérison, ainsi qu’une force intérieure, qui lui permet au final de se (re)construire.

Kya et Cheryl trouvent donc dans la nature un espace vital pour surmonter leurs traumatismes et leurs difficultés personnelles. Ces paysages, à la fois harmonieux et libérateurs, incarnent une force tranquille qui permet de se sentir pleinement affranchi.e.

La  nature comme  symbole de  liberté

Dans L'Appel de la forêt de Jack London, Buck, un chien domestique est arraché de sa vie confortable en Californie pour travailler comme chien de traîneau dans le Yukon, au nord-ouest du Canada. Au fur et à mesure que l’histoire progresse, il répond à ce fameux "appel de la nature” et rejoint une meute de loups. Il est enfin, complètement libre. 

Into the Wild © Paramount Pictures

C’est notamment grâce (à cause ?) de ce roman lu dans l’enfance et une fascination immense pour l’Alaska que Christopher McCandless eut envie d’aller “se perdre”, comme il aime à le répéter, dans des paysages hors de portée de la plupart des gens, à la fois incroyablement beaux et hostiles. Ce jeune aventurier fut retrouvé mort de faim par des chasseurs dans un bus abandonné. Il s’était lancé deux ans auparavant en solo à travers les États-Unis, afin d’atteindre une existence plus primitive, authentique et significative à ses yeux. 

Il est devenu figure d’un mythe en partie grâce au succès mondial du film Into the WildCertain.e.s, trouvant sa quête extrêmement fascinante, ont suivi le même itinéraire - voilà bien quelque chose qui ne me passerait pas par la tête. En revanche, sachant que 1000 fois environ, j’ai eu envie de tout envoyer en l’air, j’admire son idéalisme et la façon dont il voulait vivre sa vie. Évidement, la fin de son aventure et celleux qui ont péri en suivant ses traces rendent son histoire encore plus marquante. 

Rebaptisé Alexander Supertramp (“Super-Vagabond” en VF), tout fraîchement diplômé, Christopher avait coupé les ponts avec son entourage, rendu les clefs de son appartement et fait don de ses 24.000 dollars à une association caritative. Il avait ensuite mis le cap sur le Grand Nord avec sa voiture - abandonnée très vite, tout comme sa CB et ses derniers billets - avec l’envie profonde d’enfin vivre comme il le souhaitait.

Il avait besoin de se tester face à la rudesse de la nature, en comptant uniquement sur lui-même, sans dépendre de quiconque. Plus que cela, il voulait être au plus loin des obligations, des responsabilités et des relations humaines complexes qui l'étouffaient, car il avait une aversion pour le consumérisme et le capitalisme. Tenant un journal où il parlait de lui à la troisième personne, il eut tout loisir d'être lui-même, de réfléchir sur le sens de la vie et de remettre en question tout ce qu'il a appris.

Seulement, les idéaux peuvent s’écrouler lorsqu’ils se confrontent à la réalité et Christopher, ne mettant aucune réelle limite à sa quête, en fit les frais. Il a sous-estimé les difficultés liées à son ambition et n'était pas en mesure de se protéger et de se nourrir correctement. En choisissant de vivre loin de tout et de tout le monde sans préparation suffisante, sans équipement adéquat, ni les connaissances nécessaires pour survivre dans un environnement aussi hostile, il s'est exposé à des dangers extrêmes. 

Et malheureusement, il réalisa bien trop tard que la liberté ne réside pas uniquement dans l'évasion physique, mais aussi dans les connexions humaines. “Le bonheur n’est réel que lorsqu’il est partagé”, qu’il annota dans son exemplaire du Docteur Jivagoprend une dimension tragique car écrit dans ses derniers jours, alors qu'il était gravement affaibli et conscient de sa fin proche. Ces mots, devenus LA citation emblématique associée à son histoire, sont parfois cités pour leur côté universel et leur capacité à nous pousser à réfléchir au sens du bonheur et de la liberté.

Contraste avec la vie urbaine

Dans l’une des scènes d’Into the Wild, Christopher retourne brièvement en ville. Très vite, les bruits, la foule et l’activité constante sont pour lui insupportables. À mille lieux de la sérénité qu'il a connue dans les vastes paysages naturels, ce retour en milieu urbain est révélateur de l’écart entre la vie qu’il mène et la réalité stressante de la vie citadine. Cette scène soulève des questions sur la manière dont la “vie moderne” peut chambouler notre équilibre, voire nous déconnecter de certains besoins et/ou aspirations.

Les Bêtes du Sud Sauvage explore également ce thème en montrant une communauté soudée et autonome vivant en dehors des structures urbaines et sociales traditionnelles. Le “Bathtub” (la baignoire), comme iels l’appellent est un lieu où iels vivent en harmonie avec leur environnement, loin des contraintes de la civilisation moderne. Situé dans le bayou de Louisiane, ce cadre (très) isolé devient un symbole de résistance face à l'urbanisation et à la modernité. Ils y trouvent les matériaux et les animaux nécessaires à leur survie, ainsi qu’un mode de vie alternatif.

Tout comme Christopher, iels doivent en revanche faire face à la dureté de la nature. Mais c’est dans leur confrontation avec les forces implacables des éléments que l’héroïne, Hushpuppy, son père dont la santé se dégrade, et les autres protagonistes trouvent une certaine force. Ces derniers incarnent, selon Patricia Smith Yaeger, universitaire et critique littéraire américaine dans son article Beasts of the Southern Wild and Dirty Ecologyune forme de lien à la terre qui semble de plus en plus perdu dans la société moderne. 

La connexion avec la mangrove qui les entoure prime sur tout. Alors, à l’instar de Kya, la ville devient un lieu de danger et de déshumanisation.

Cette idée de rupture est accentuée lorsque, suite à une violente tempête due au changement climatique ayant provoqué la montée des eaux, on les oblige à quitter leur village. Transféré.e.s vers une sorte de centre d’hébergement d’urgence, iels ne se sentent rapidement pas à leur place. Les lumières artificielles, les bruits constants et les règles strictes qu’on leur impose représentent une forme de décalage et d'enfermement supplémentaire - iels ne vont d’ailleurs pas y rester bien longtemps. 

Cette situation souligne une effroyable réalité : leur bayou, autrefois perçu comme habitable, ne l'est plus. Patricia Smith Yaeger souligne, toujours dans son article, que cette déconnexion forcée de leur habitat naturel entraîne une aliénation profonde, affectant le bien-être mental. Cet article fait bien sûr écho aux préoccupations autour de l’état assez désastreux de notre planète et tout ce que cela engendre. Des communautés entières, comme celle de Hushpuppy, vivent dans la crainte de devoir un jour abandonner leurs terres en raison des effets dévastateurs du changement climatique. Pour beaucoup, cette réalité est déjà tangible. Des populations entières sont, ou seront, en effet forcées de quitter leurs foyers, en répercussion de pratiques polluantes dont elles ne sont absolument pas responsables.

Les actions des décideur.euse.s politiques et des firmes multinationales déracinent ces personnes de leurs lieux et modes de vie, les forçant à devenir des exilé.e.s climatiques. Malheureusement, le droit international ne reconnaît pas encore spécifiquement ce statut, laissant ces populations dans une position précaire, sans garanties ni aides pour trouver une nouvelle stabilité.

Les Bêtes du Sud Sauvage © Fox Searchlight Pictures

Dans un monde urbanisé et numérisé, où des gens se font pirater leurs alarmes, et d’autres se feront (font?) peut-être un jour hacker toute leur maison comme dans Mr Robot, les récits de Kya, Cheryl, Christopher et Hushpuppy nous rappellent donc que la nature offre non seulement un espace de refuge et de contemplation, mais aussi une connexion essentielle avec soi-même. Ces personnages sont finalement comme un clin d’oeil, un rappel que nous devons apprendre à écouter les murmures de la nature. Et chercher dans n’importe quel paysage notre petit chemin à nous vers la paix intérieure.

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