“Blade Runner 2049” : Les femmes digitales, reflets des normes patriarcales

© Allstar/WARNER BROS.

J’ai enfin vu Blade Runner 2049.

Cette fois-ci, d’un seul coup, et sans m’endormir. Que les puristes crient au blasphème, je ne vous cache pas que je ne suis pas peu fière. La solution était en fait là depuis le début : il suffisait juste de ne pas se mettre à le regarder à 23h50. Quoi qu’il en soit, après avoir été absorbée pendant toute la durée du visionnage, soit 2h44, le verdict est tombé : j’ai plutôt bien aimé, même si je dois admettre avoir quelques réserves.

Vous n’avez pas vu le film ? Alors, grosso-modo et comme son titre le laisse présumer, l’histoire se déroule en 2049. Dans un monde où réplicants, autrement dit des humanoïdes, coexistent avec les humains, K, un blade runner (une sorte de détective) est chargé de traquer et de retirer les réplicants. Petit à petit, son enquête le confronte à de puissantes forces et le pousse à remettre en question sa véritable nature et sa véritable identité. Il est accompagné tout son parcours par Joi, une intelligence artificielle à l’apparence d’une femme. De sa forme d’hologramme, elle lui offre un soutien émotionnel et une compagnie, capable de s'adapter à ses désirs et besoins. 

Et c’est là qu’un hic s’est créé pour moi. Je suis consciente que c’est une “femme digitale”, donc qu’elle n’est pas réelle, et que le but de ce personnage est d’explorer l’aspect de l'intimité dans un monde de plus en plus numérisé. En revanche, une question m’est venue en tête : est-ce qu’elle ne perpétuerait pas des stéréotypes de genre et ne renforcerait pas un peu les normes patriarcales ? 

Et puis, qu’est-ce que cela dit sur notre humanité ? Le fait de développer des sentiments affectifs ou amoureux envers une intelligence artificielle ou une machine, comme il arrive aussi dans la série Westworld, soulève des questions un poil préoccupantes sur notre vraie nature et sur notre relation avec la technologie. Elles ont le mérite de combler un vide émotionnel dans la vie de leur propriétaire, mais cela soulève des questions sur la nature des relations humaines. Lorsque les individus peuvent trouver du réconfort, de la compagnie et même des relations émotionnelles et intimes avec des entités artificielles, cela a de fortes chances de les faire se replier sur eux-mêmes ou encore de diminuer leur désir d'interagir avec des personnes réelles. 

© Allstar/WARNER BROS.

Accrochez-vous car j’ai décidé, parce que même si on est pas en mai, je fais ce qu’il me plait, de vous parler des “femmes digitales” dans les médias, afin d'examiner tout ce qui en découle. Tout ça, donc, sous l’impulsion de mon visionnage tout récent de Blade Runner 2049

De Galatée à Joi : aux racines de “la gynoïde”

My Fair LadyElle est trop bienPretty Woman... D’innombrables films ont décrit les tentatives des hommes pour façonner les femmes selon leur idéal. Dans la science-fiction, et plus particulièrement dans les films qui explorent l'impact futur de la technologie sur nos interactions sociales, ce schéma scénaristique se retrouve dans le personnage de la femme artificielle, qui prend parfois la forme d’un gynoïde. Souvent créé par des hommes, il est programmé pour ressembler et agir comme une femme. Des critiques ont souligné qu’ils étaient fréquemment dépeints comme des objets sexuels. Parmi elleux, Patricia Melzer, en s’appuyant sur le roman Dead Girls de Richard Calder, écrit dans Alien Constructions: Science Fiction and Feminist Thought, que “les gynoïdes sont inextricablement liés à la convoitise des hommes et sont conçus dans un seul but de plaisir masculin”. 

On retrouve un fameux exemple dans Metropolis de Fritz Lang. Dans ce film sorti en 1927, qui se passe dans une mégapole d’une société dystopique, Maria, un robot, est créée pour servir et divertir les travailleurs opprimés de la ville. Son apparence physique a été pensée pour qu’elle soit séduisante. Incarnant un idéal féminin selon les pseudo-normes de la société, elle reflète les stéréotypes et les attentes imposés aux femmes dans la société.

Pygmalion amoureux de sa statue - atue_Anne-Louis_Girodet

Pygmalion amoureux de sa statue © Anne-Louis Girodet

Si le monde a découvert Maria il y a quasi 100 ans, l’on ne peut en revanche pas conclure qu’elle est l’une des premières créations de “femme parfaite”. Lorsque l’on s’y penche un tant soit peu, on constate que cela pourrait remonter encore plus loin. Héphaïstos, dans l'Iliade, créé des servantes en métal. Le sculpteur Pygmalion, dans le mythe portant son nom, tombe amoureux de sa propre création, une statue en ivoire représentant une femme. Il lui donne ensuite le nom de Galatée, et demande à Aphrodite, déesse de l’amour, de lui donner vie. Cette dernière exauça son vœu et il se retrouva à se marier avec celle qu’il avait ni plus ni moins créé de toutes pièces.

Si Périne, 8 ans, avait eu la possibilité d’un truc comme ça, elle se serait probablement retrouvée avec un Will Turner avec la gueule toute de travers. J’ai jamais été très douée en pâte à sel. Bref, il est assez cocasse de voir à quel point ce mythe est, avec le recul, assez narcissique et misogyne. Pygmalion a son happy ending, m’enfin, il se retrouve dans cette situation un peu étrange car il rejetait les femmes de la vie réelle, des êtres normaux et complexes avec des qualités et des défauts. Il s’est modelé son épouse selon ses propres désirs et fantasmes. Galatée a-t-elle au final sa propre autonomie et son propre libre arbitre ? A-t-elle d’autres choix que de l’aimer ? Ce n’est pas clairement dit, mais probablement pas. Maria, tout comme la femme de Pygmalion, sont intrinsèquement soumises au contrôle et à la manipulation des hommes qui les ont créées.

Ce fantasme masculin d’avoir une femme inexpérimentée qui compte sur un personnage (masculin, donc) pour son épanouissement et sa protection, a été nommée Born Sexy Yesterday, traduisible par Née Sexy Hier, par le youtubeur Pop Culture Detective. Dans l’une des ses vidéos, ce dernier décrit ce phénomène ainsi : à la fois profondément innocente et objet de désir, cette femme en sait très peu sur les réalités du monde qui l'entoure. Un déséquilibre ainsi se créé, car elle, ne perçoit pas les insécurités et fragilités du protagoniste, et lui, et c’est là le cœur du fantasme, se retrouve à prendre le dessus. 

Ceci étant dit, les relations entre une une intelligence artificielle et un homme ne sont pas toujours le fruit de mauvaises intentions. Dans Ex Machina, Caleb gagne un concours. S’il obtient le droit de passer une semaine avec le PDG de sa boîte afin de tester Ava, un androïde artificiellement intelligent, c’est grâce (ou à cause) de son profond sentiment d’isolement. Dans Her, suite à sa rupture, Theodore se sent seul comme un chien et se met alors à entretenir une relation amoureuse avec Samantha, un système d'exploitation doté d'intelligence artificielle conçu pour s'adapter à ses besoins émotionnels. Tous deux tombent amoureux l’un de l’autre et vivent de l’extérieur ce qui pourrait ressembler à une relation longue distance, avec ses hauts et ses bas. Bon, jusqu’à ce que Samantha lui révèle qu’elle est amoureuse de centaines d’autres personnes. 

Avouons-le, il y un côté un peu triste dans ces histoires d’humains en quête de connexion émotionnelle. Tout comme l’est celle de K, dans Blade Runner 2049. On nous présente en effet un homme désabusé et solitaire, qui n’a ni ami.e.s, ni famille et qui vit seul dans un appartement sombre et froid. Qui s’est acheté une femme digitale qu’il peut modifier à sa guise, que ce soit la taille, la morphologie, la couleur des yeux…

Être une “femme digitale” dans le monde de Blade Runner 

Réalisé par Ridley Scott, le premier Blade Runner est sorti en 1982. Il se déroulait en 2019 dans un Los Angeles pollué et surpeuplé, dominé par des gros gratte-ciels et des publicités omniprésentes et hypnotisantes, diffusées sur des écrans géants. On suivait un blade runner nommé Rick Deckard dans sa traque de quatre répliquants. Au cours de son parcours, il tombait amoureux de Rachael, qui s’avère être une répliquante avancée. De base assistante personnelle à Tyrell Corporation, elle est présentée comme un produit “haut de gamme” et comme un exemple des techniques avancées de l'entreprise. Conçue pour être aussi proche de l’être humain que possible, elle a des souvenirs implantés, une personnalité complexe et est contrôlée et manipulée par l'entreprise qui l'a créée. 

Trente ans après dans la chronologie, et dans un monde toujours aussi peu accueillant, K tente de trouver l’enfant de Rachael et Rick dans Blade Runner 2049, réalisé par Denis VilleneuveCe film a beau être sorti 35 ans après le premier, les personnages féminins ne sont pas des masses plus profonds. Disons que l’on pourrait supposer que moins de temps d’écriture leur a été consacré que leurs homologues masculins. Alors qu’elle est recherchée tout le film, Anna, la fille de Rachael, aurait par exemple mérité bien plus de temps d’écran, afin que l’on puisse mieux comprendre l’importance de son personnage. Mariette, quant à elle, a de forts sentiments d’ambition, mais ne peut pas pleinement les exprimer car, de son statut de travailleuse du sexe, elle est utilisée comme une marionnette.

Westworld © HBO

Mais probablement que la pire de toutes est Joi. La première fois qu’on la voit, elle apparait jusque dans sa tenue comme la ménagère idéale des années 50, visée par les publicités de cette époque. Elle a toujours les bons mots qui coïncident avec les humeurs de K, lui déclare à un moment son amour, et elle semble dépourvue de besoins ou de désirs en dehors de sa relation avec lui. Et lorsque lui veut faire l’amour, il a juste à implanter sa tête à elle sur une prostituée. Je ne m’attendais pas forcément à ce qu’elle se rebelle et qu’elle remette en question sa réalité, comme le fait Dolores dans Westworld. En revanche, je n’ai pas pu m’empêcher de penser que, vu que tout ce qu'elle ressent est donc programmé et artificiel, son personnage manque cruellement d’épaisseur.

De manière générale, et cela a été pas mal reproché au film, un certain male gaze se retrouve dans Blade Runner 2049 et un traitement déshumanisant des femmes se retrouve un peu partout dans le film. On ressent cette idée dans les ballerines qui dansent, dans les gros plans sur des corps de réplicantes nues, dans les statues de femmes géantes, mais également dans les énormes publicités de Joi nue, visibles dans la rue.

A aucun moment dans le film ne nous est expliqué comment le monde est devenu ainsi. L’on se doute que cela représente l’avenir et la place que pourrait de plus en plus y avoir le patriarcat et le contrôle sur le corps des femmes. En revanche, comme le souligne Broey Deschanel dans sa vidéo, il y a un manque de critique explicite sur l'objectification des femmes dans l'univers de Blade Runner et le positionnement des films par rapport à cette question reste ambigu. Alors que, pour cela, peut-être aurait-il pu être simplement intéressant de mettre davantage l'accent sur les personnages féminins ? Peut-être leur donner également bien plus de temps d’écran ? Joi aurait aussi pu se questionner sur le but de sa création ? Je me dis que ces pistes auraient pu fournir un éclairage intéressant sur la dynamique de genre et sur la perpétuelle dévaluation des femmes.

En 2025, nous sommes censé.e.s voir sur nos petits écrans la suite, intitulée Blade Runner 2099. Comme le suggérait en 2017 la journaliste Anna Smith dans The Guardian, nous ne pouvons qu'espérer qu'une femme participe à l'écriture et/ou à la réalisation. En effet, cela offrirait sans doute un récit plus authentique et pourrait ainsi contribuer à lutter contre les tropes souvent associés aux personnages féminins dans les films de science-fiction.

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