Le diktat de la minceur des années 2000

Le diable s’habille en Prada, reflet d’injonctions et de préoccupations d’une époque

Le diable s'habille en Prada

Le Diable s’habille en Prada © 20th Century Fox

Attention, cet article parle de troubles alimentaires et contient des références à l'image corporelle et à la culture du régime.

Ça y’est, l’été touche à sa fin. Le soleil est parti, avec un bon paquet de degrés sous le bras, laissant la pluie et les envies de films sous la couette prendre le relais.

Munie de mon thé, de mon pyjama pilou-pilou et clairement sans une once de sex-appeal, je me suis mise l’autre jour en quête d’un programme que je qualifierais de “pas prise de tête”. Après quelques recherches peu intenses, mon choix s’est porté sur une comédie que j’avais du voir une fois, à une sombre époque où j’avais les chicots bagués et les yeux brodés de khôl : Le diable s’habille en Prada (2006). Film que je me souvenais avoir apprécié mais dont je n’avais honnêtement aucun souvenir.

Je ne dirais pas que je n’ai éprouvé aucun plaisir à le regarder. Mais de mes yeux d’adulte, j’ai été frappée par les messages toxiques autour de l’alimentation et le poids des femmes qui y sont véhiculés.

Ce film a parfaitement sa place aux côtés de Lolita malgré moi (2004), Love Actually (2003) et Le Journal de Bridget Jones (2001). Sortis au début des années 2000, ils incarnent indéniablement l’obsession d’une époque en matière de régime et de culte de la minceur.

Obsession de la mode et des médias pour la minceur

Les tabloids et leur fixette sur le poids des célébrités

La société s’est toujours souciée du corps des femmes, peu importe qu’elles aient ou non un IMC (Indice de Masse Corporel) jugé normal ou une morphologie correspondant aux standards de beauté imposés.

People story

©People Story

Dans les années 2000, circulaient alors de nombreux magazines people et blogs racoleurs sur l’apparence des célébrités. C’est bien simple, le poids de ces dernières (cela concernait surtout des femmes) était devenu une obsession, l’objectification de leurs corps un passe-temps et tout le monde trouvait cela normal.

Bien entendu, ce que ces dernières pouvaient ressentir et dire n’avait aucune importance. Si elles prenaient un peu de poids, elles étaient brutalement humiliées, descendues en flèche et mises, à l’instar de Britney Spears et Loana, dans les catégories “boudins” ou "épaves". Étaient projetés sur elles sans scrupules, tout un tas de stéréotypes machistes et grossophobes, qui estimaient leur valeur selon leur minceur.

C’est dans ce contexte qu’Us Weekly, un magazine américain qui se vendait à plus de 992.000 exemplaires à chaque publication, sortait des gros titres comme How Much Do Stars Really Weigh? ("Combien pèsent vraiment les stars ?" en français). Que des magazines féminins pour ados type Jeune et Jolie ou Girls demandaient à des hommes s’ils ne trouvaient pas que Keira Knightley était trop maigre. Que, durant la première saison de Star Academy, Jenifer, 48 kg, fut qualifiée de "grassouillette" et mise au régime. Et que l'animateur de radio Howard Stern a forcé Nicole Richie à se peser en direct.

Mode et tendance problématique de l’Heroin Chic

On voyait à la même époque sur les pages des magazines et sur les podiums des défilés, des mannequins aux yeux cernés, aux teints pâles et aux corps très fins.

Gia Carangi ©Andrea Blanch

Cette tendance malsaine, dangereuse et controversée était à son apogée au début du siècle. Nommée Heroin chic car associée à des caractéristiques physiques liées à la consommation d’héroïne, elle fait écho au destin tragique du supermodel Gia Carangi. Promise à une grande carrière et tombée dans la spirale infernale de la drogue, l’américaine est décédée brutalement à 26 ans du sida en 1986.

Kate Moss en fut ensuite malgré elle désignée comme l’une des icônes. Connue pour son allure et ses addictions, la mannequin britannique a déclaré, lors d'une interview pour Women's Wear Daily en 2009, que l’un de ses mantras était : "rien n’est plus exquis que d’être maigre" ("Nothing tastes as good as skinny feels" en V.O). Phrase qu’elle n’a certes pas inventé mais qu’elle a grandement popularisé.

Bien qu’elle ait immédiatement suscité la controverse, cette citation a été utilisée par des forums pro-anorexie ("pro-ana"), que l’on trouvait sur internet. Sur ces sites, des adolescentes l’érigeaient, tout comme l’Heroin Chic, comme un objectif, en dépit de leur santé mentale et physique. Persuadées que la maigreur symbolisait réussite sociale et bonheur, elles s’y échangeaient des conseils pour maigrir, vomir et se donnaient des astuces pour tromper les médecins.

Time a saisi l’opportunité de la mettre dans son top 10 des "slogans dignes d'être portés sur un T-shirt". Bien sûr, certain.e.s se sont imaginé.e.s que c’était une bonne idée. Le site internet Zazzle proposait ainsi en 2011 à la vente des t-shirts pour enfants avec cette même phrase. Iels se sont sans doute dit que c’était ok de montrer à des êtres impressionnables la direction vers la route longue et infernale des troubles de l'alimentation. Sans surprise, ça ne l’est pas.

Rajoutons à cela que la mode était aux jeans taille basse, aux baby tees et aux strings apparents. Look qui ne flattait pas tout le monde et mettait en valeur surtout les corps minces, jeunes et valides. Tous les ingrédients étaient donc réunis pour nous faire croire qu’être grosse nous mettrait au ban de la société.

Conséquences sur nos comportements

magazine régime années 2000

Affiner sa silhouette, thème alors fréquent des revues féminines

Une audience largement féminine trouvait de nombreux conseils pour perdre du poids, avec des détails sur les régimes “miracles” des actrices et des mannequins. Régimes qui engendraient toute une discipline impliquant de gros moyens d’énergie, de temps et d’argent.

A l’instar de l’héroïne de Bridget Jones, la balance et le miroir sont ainsi devenus les frenemies des salles de bains.

Il y eut également des conséquences pour toutes ces adolescentes que nous étions, sur la façon dont nous percevions nos propres corps et l’alimentation. J’ai réalisé bien plus tard qu’on s’était construites et formées dans un monde grossophobe décomplexé, empli de body-shaming. Une idéalisation de la minceur a été intériorisée et des normes inatteignables ont été créées. On nous a bien fait saisir, dès l’enfance, qu'être mince était “plus beau”. Si nos ventres n’étaient pas assez plats et que nos cuisses se touchaient, donc que l’on n’avait pas de thigh gap ("d’écart entre les cuisses"), c'est qu’on ne faisait pas assez d'efforts.

J’ai ainsi personnellement accumulé, en glanant dans tous les médias qui m’entouraient, une bonne dizaine d'années de contrôle et de restriction de mon alimentation dans l'espoir d’affiner mon corps. Diaboliser le gras et supprimer le sucré de mon alimentation, boire de l'eau avant un repas pour tromper mon estomac et lui faire croire que j’étais rassasiée, compter les calories de tout ce que je mangeais... La liste des astuces étaient longue. Je sais que je n’étais pas la seule à rencontrer ces troubles. La revue scientifique British Medical Journal a en effet relevé une augmentation des troubles du comportement alimentaires au Royaume-Uni entre 2000 et 2009.

Le cinéma, reflet de ces préoccupations

Reflets de la société, le cinéma et les séries puisent leur inspiration chez ses spectateurs. Nos attitudes, nos obsessions, nos envies, nos peurs et nos manières d’être se sont toujours retrouvés dans nos écrans. Il parait donc assez logique que plusieurs films sortis au début des années 2000 soient en lien avec toutes ces préoccupations et tous ces diktats.

Je pourrais citer Lolita malgré moi, qui nous présente une Regina qui se renseigne sur la valeur nutritionnelle de tout ce qu'elle mange et dont la popularité tient à la minceur. Ou de Bridget Jones, qui attribue son célibat à son poids et se considère obèse alors qu’elle fait 59 kg. Ou encore de Natalie, dans Love Actually, qui semble avoir un poids moyen mais est continuellement décrite comme la "fille potelée" avec “un gros cul” et “des cuisses de la taille d'un tronc d'arbre”. Mais ce sera pour une autre fois.

Aujourd’hui, je me penche sur le cas Le diable s’habille en Prada.

Un personnage féminin présenté à tort comme gros

Dans Le diable s’habille en Prada (2006), Andy Sachs est une jeune journaliste fraichement diplômée. Elle obtient le poste (apparemment) très prisé d'assistante de Miranda Priestly, papesse tyrannique de la mode et rédactrice en chef de Runway, un magazine de mode féminine.

Si elle se retrouve propulsée dans le monde glamour et superficiel de la haute-couture, au début, c’était clairement pas gagné. A peine arrivée, on lui fait comprendre qu’elle n’est pas dans un environnement qui lui est adapté. Elle est rabaissée par ses collègues, qui la trouvent mal fagotée et grosse alors qu’elle fait du 40, soit la taille de vêtements la plus portée par les femmes en France (et probablement pas la véritable taille de l’actrice Anne Hathaway, m’enfin passons).

Se prenant tout un tas de réflexions dégradantes sur son apparence, Andy intériorise toutes leurs opinions toxiques et se persuade qu’elle n’est “ni maigre, ni glamour”. Chose que l’on finit par croire en visionnant le film, alors que ce n’est absolument pas le cas. Se dessine pour nous un schéma de l’idéal de minceur et une possible déformation de l’image que l’on a de nous-même.

Petit à petit, elle finit par gagner l’approbation de ses collègues. On pourrait se dire que c’est grâce à sa débrouillardise, sa volonté et sa dévotion au travail, mais pas du tout. Il faut qu’elle qu’elle perde du poids et change de look (le fameux relooking que l’on voit dans toutes les rom-coms) pour qu’on arrête de la mettre en marge de Runway. Et que finalement, on la respecte et la prenne au sérieux.

Troubles de l'alimentation encouragés

Il n'est pas surprenant qu’un film sur le monde de la mode considère qu'il est préférable d’être mince. Selon une étude de l'International Journal of Eating Disorders, cette industrie, bien qu’elle ne les ait pas inventés, est un terrain propice aux troubles du comportement alimentaire. Une preuve parmi d’autres : les prises de position du créateur Karl Lagerfeld. Ce dernier déclarait notamment dans une interview en 2013 que personne n’avait “envie de voir une femme ronde sur les podiums”.

Dans les locaux de Runway, les employés ont ainsi internalisé que manger était tabou, voir méprisé.

Précepte qu’Emily, l’autre assistante de Miranda, applique à la lettre et qu’Andy va assimiler et mettre en pratique très rapidement. Emily décrit son alimentation en ces termes : “Je ne mange rien, et quand je sens que je vais m'évanouir, je mange un cube de fromage”. Ce qui manque, selon elle, pour lui permettre d’obtenir la morphologie visée, n’est rien de moins qu’une bonne gastro. La relation qu’elle entretient avec la nourriture est donc des plus malsaines. Pourtant les mots “anorexie” et “boulimie” ne sont jamais prononcés.

Dans le générique de début, la façon de s’alimenter d’Andy est comparée et différenciée avec celles d’autres femmes. Alors qu’elle mange un bagel aux oignons, d’autres femmes sont montrées en train de mesurer du granola au verre doseur et de se contenter de quelques amandes en guise de petit déjeuner. Lors de son premier jour, lorsqu’elle se sert d’une louche de soupe au déjeuner, son collègue Nigel s'empresse de critiquer son choix, lui prétendant que la cellulite en est l’ingrédient clé. Il lui fait comprendre au passage que la nourriture est uniquement un moyen de prendre du poids rapidement. Peu importe, car elle croule déjà sous le travail et on ne lui laisse même pas le temps de manger de toute la journée. Lorsqu’enfin, elle rentre chez elle après une dure journée, son petit ami Nate lui propose un croque-monsieur. Elle le refuse, non pas parce qu’il a l’air complètement brulé, mais parce qu’elle le juge trop calorique. 

En définitive, il lui suffit d’un jour pour qu’elle intègre les mentalités toxiques de ses collègues et qu’elle cherche à affiner sa silhouette.

A force qu’on lui rabâche sans cesse qu’elle est grosse et n’a pas le physique qui convient, Andy se retrouve à dire d’elle-même qu’elle n’est “pas comme les autres filles”. “Les autres filles” étant ses collègues, qualifiées plusieurs fois par Nate de superficielles. Ce dernier renforce cette misogynie intériorisée en lui faisant comprendre qu’elle ne doit pas devenir comme elles.

Le réalisateur du film tente avec Le diable s’habille en Prada de critiquer les standards de beauté omniprésents de l’industrie de la mode, mais le fait au final d’un point de vue misogyne et grossophobe. Il n’étudie pas la complexité derrière notre obsession pour la minceur et transmet un message ambivalent. Les comportements typiques des troubles alimentaires, tels que le comptage des calories et l’obsession du poids ne sont ni dénoncés, ni critiqués durant les quasi deux heures du film. Ils semblent juste êtres là, non pas pour attirer de la sympathie sur Emily, Andy et les autres employé.e.s, mais plutôt pour souligner leur orgueil et leur égocentrisme

Si la question s’est posée de savoir si ce film était féministe, la réponse est donc non.

Le retour en force des années 2000

En 2017, pour protéger les mannequins et améliorer leurs conditions de travail, LVMH et Kering ont co-signé une charte. L’on pouvait y lire que les mannequins femmes devaient faire une taille 34 minimum, que les mineur.e.s de moins de 16 ans ne pouvaient travailler et que tous.tes devaient présenter un certificat médical attestant de “leur bonne santé et de leur aptitude à travailler.” 

Avec le succès ces dernières années de certaines tops “grande taille” comme Ashley Graham, on était ravi.e.s que toutes les morphologies soient présentes sur les podiums des défilés. On a également pu se réjouir que les mannequins non-blanc.he.s soient moins invisibilisé.es. Le mouvement body positive, qui prône la diversité des corps, a quant à lui, fait sa place sur Internet et renvoie actuellement à 19 millions de posts sur Instagram. Les mentalités paraissaient enfin évoluer.

Fashion Week de Milan Printemps/été 2023

Seulement, voilà. Les astuces "pro-ana", parfois d’ailleurs camouflées en astuces bien-être, se retrouvent maintenant sur TikTok et la mode semble avoir fait un retour en arrière. 

Durant les Fashion Week automne-hiver 2023-2024, seules 4,4% de mannequins féminins de taille 38 et plus foulaient les catwalks

Ajoutons à cela un regain d’intérêt pour l’esthétique et la silhouette des années 2000.

Nommée Y2K, acronyme qui signifie "Year 2000" (“années 2000", en français), cette tendance nous indique qu’on assiste malheureusement à la réapparition de la maigreur Heroin Chic.

Cela implique, comme le souligne l’actrice Jameela Jamil sur Instagram, que notre corps doive en permanence changer pour s’adapter aux normes que l’on nous impose et aux vêtements que l’on nous vend. Alors que ce serait quand même plus sain et intelligent d’arrêter de réduire nos corps à des tendances

Ou autrement dit, de nous lâcher la grappe et de laisser nos corps tranquilles

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